Neutres, ils accueillaient les différents belligérants à se faire tirer le portrait. Au gré de la ligne de front, des soldats de deux camps passeront chez eux. Grâce à cette diversité de prises, l’œuvre des Manaki raconte la vie des hommes partis là-bas. Et ces raretés que l’on pourra admirer au Mémorial de Caen début 2016 orneront aussi l’espace muséal du cimetière français de Bitola.
Une large part du fonds Manaki est encore inexplorée. Gageons qu’il participera en tous cas à réhabiliter la mémoire des Poilus d’Orients, et redonner un visage à ces soldats, à propos desquels Albert Londres disait : « soyez tendres pour l’armée d’Orient, qui, dévorée par les moustiques, lutte dans un pays où les passants ne déchiffreront pas les lettres de ses épitaphes ».
Après la guerre, les Manaki voyagent dans les Balkans avec leur caméra. Ils ouvrent un cinéma en 1923 à Bitola, (573 sièges !) et diffusent les plus grands films de l’époque. Il sera détruit par un incendie en 1939. La seconde guerre mondiale les sépare, Janaki partant vivre à Thessalonique, comme citoyen grec, alors que Milton reste à Bitola et devient citoyen yougoslave. Janaki mourra dans la misère et l’oubli en 1954 alors que Milton sera couvert d’honneurs par le régime yougoslave de la jeune République fédérée, jusqu’à sa mort en 1964.
Avant de disparaître, Milton a confié les photographies des frères aux archives de Macédoine : presque 10 000 plaques de verre et 8 000 négatifs. Ce trésor a végété durant des décennies. C’est après l’éclatement de la Yougoslavie, que leur travail, emblématique, intéresse à nouveau. Dans des Balkans à nouveau secoués par les nationalismes et les conflits, l’héritage des frères ne tarde pas à être revendiqué par tous les pays de la région de la Grèce à la Roumanie. Et encore aujourd’hui, la Grèce, la Macédoine, l’Albanie et la Turquie les revendiquent en même temps, amenant parfois à de dures querelles. En tous cas les Manaki peuvent être considérés comme des européens avant la lettre, ou du moins des personnalités de la culture Balkanique. Car ils ont été les témoins de l’histoire et de la culture de la Turquie, de la Macédoine, de la Bulgarie, de la Serbie, de la Roumanie ainsi que des Juifs et des Roms des Balkans. Leur reconnaissance eut été encore plus grande si la contribution à la culture balkanique, en général, avait fait consensus…